La Grande Peur de 1789, de Georges Lefebvre, est un classique dans
l’historiographie de la Révolution française. Publié en 1932, il fait,
encore aujourd’hui,
autorité.
Né en 1874 à Lille, Georges Lefebvre obtient l’agrégation d’histoire
et de géographie en 1898. Étudiant d’abord le Moyen Age, il s’intéresse
ensuite à la Révolution française, orienté par ses
convictions politiques de gauche – socialiste, il a été guesdiste
dans sa jeunesse et est lié à Jean Jaurès. En 1924, il est nommé à la
faculté de Clermont-Ferrand. La même année, il soutient sa
thèse, Les paysans du Nord pendant la Révolution. En 1928, il devient professeur à Strasbourg. C’est en 1932 qu’il publie La Grande Peur de 1789,
qui est resté un classique.
Nommé à la Sorbonne en 1935, il obtient la chaire d’histoire de la
Révolution française en 1937 – il la conserve jusqu’en 1945. En 1951 est
publiée une édition revue de La Révolution
française qu’il avait rédigée pendant la guerre. Il a aussi
publié un Napoléon en 1941, dans lequel il faisait de l’Empereur
l’héritier et le défenseur des conquêtes de la Révolution.
Georges Lefebvre est décédé en 1959. En 1971 est publié, à titre
posthume, La naissance de l’historiographie moderne, qui est un cours que Lefebvre avait donné en
1945-1946.
Les vagabonds, les émeutes, la faim…
Dans
une première partie, Georges Lefebvre brosse le tableau des campagnes
en 1789. La faim est la grande ennemie. Elle
pousse un certain nombre de personnes à la mendicité, laquelle est
la plaie des campagnes. Or, la circulation des vagabonds inquiète car
ils constituent des figures étrangères. « Alors, note
Georges Lefebvre, la peur s’éveillait. » Au moment de la récolte, en
particulier, les paysans craignent les pillages. En ce temps de
disette, la faim provoque aussi des émeutes, lesquelles
peuvent déclencher ou fortifier la peur. Les jacqueries ne sont pas
nouvelles. Mais ce qui est nouveau, en 1789, c’est la convocation des
états généraux.
Cette convocation a suscité une immense espérance. Les paysans sont
convaincus que les taxes et autres droits seigneuriaux vont disparaître.
Au printemps 1789, les soulèvements contre la disette
se doublent d’une révolte contre les impôts et contre les
privilégiés. La diffusion de ces troubles fatigue et éparpille l’armée.
Les municipalités urbaines décident de se défendre elles-mêmes et
les communautés rurales exigent la restitution de leurs armes. Les
populations voient l’apparition de l’ennemi dans n’importe quelle
circonstance : une colonne de poussière, une lueur… Lefebvre
rappelle qu’il y a déjà eu des peurs sous l’Ancien Régime, comme en
1703 dans le diocèse de Vabres. Il montre qu’à l’origine il y a toujours
l’idée qu’un parti menace la vie et les biens des
personnes. En 1789, ce qui fortifie la peur, c’est l’idée d’un «
complot » et l’inquiétude après le 14 juillet.
Dans sa deuxième partie, l’auteur étudie le « complot aristocratique
». L’opinion émet des soupçons sur le clergé et la noblesse qui
aimeraient, avec la complicité de la cour, faire dissoudre les
états généraux. Même la fusion des trois ordres après le 23 juin ne
calme pas les esprits. Les premières paniques ont lieu à Paris et après
le 14 juillet, les esprits ne sont pas rassurés : ces
nobles qui émigrent, ne sont-ils pas la preuve qu’un complot existe
toujours ? Comment imaginer qu’ils vont se tenir tranquilles ? Ainsi, la
cause déterminante de la Grande Peur réside dans la
synthèse entre, d’une part, les causes innombrables d’insécurité,
étudiées dans la première partie, et l’idée d’un complot aristocratique.
L’idée du « complot aristocratique »
Un
deuxième chapitre s’intéresse à la propagation des nouvelles. Celles-ci
se diffusent, dans les campagnes,
principalement, par la voie orale, avec tous les inconvénients que
ce moyen suppose dans la mesure où l’oralité facilite la multiplication
des fausses nouvelles et la déformation des faits.
Georges Lefebvre conclut finalement que la Grande Peur ne fut rien
d’autre qu’une gigantesque « fausse nouvelle ».
Les deux chapitres suivants sont consacrés aux réactions de la
province vis-à-vis du « complot aristocratique ». D’abord, dans les
villes, l’idée du complot existe déjà quand arrivent les
premières nouvelles de Paris. Des insurrections urbaines éclatent,
et elles alarment les campagnes qui prennent peur à leur tour. Pour les
ruraux, ces émeutes urbaines ne sont qu’un signe
supplémentaire de l’existence du complot. Par ailleurs, la nouvelle
de la réconciliation du roi avec les Parisiens le 17 juillet ayant donné
tort aux conjurés, les habitants des campagnes pensent
que le monarque a du donner des ordres pour abolir le régime féodal.
Mais rien n’étant dit sur le sujet, les paysans imaginent que les
seigneurs ont caché cet ordre du roi. C’est pour eux encore
une preuve de l’existence du complot aristocratique.
Le cinquième chapitre étudie les révoltes paysannes, dues au manque
de travail et à la disette. Les cibles des insurgés sont les impôts, les
agents du roi et les privilégiés. Ces révoltes sont en
rapport direct avec les bruits concernant le complot et sans
lesquels la Grande Peur n’aurait pas été possible. Dans plusieurs
régions, elles sont même la cause immédiate de la Grande Peur.
Ces troubles qui augmentent l’insécurité ont pour effet de faire
courir des rumeurs sur des brigands qui se disperseraient depuis les
villes dans les campagnes. L’annonce des brigands suscite des
paniques locales. Cette crainte et celle des aristocrates est
intimement liée dans les esprits populaires.
L’abolition des privilèges
Dans sa dernière partie, l’auteur étudie la Grande Peur proprement dite. Il avertit que la peur des brigands n’est pas la
Grande Peur, cette dernière possédant des caractères propres. L’arrivée des brigands est considérée comme une certitude – et non plus comme une possibilité. Et les paniques se
propagent très loin, elles ne sont plus locales, ce qui, d’ailleurs, renforce ou entretient la Peur.
Les « paniques originelles » surviennent à la fin du mois de
juillet, à une période où l’insécurité est très menaçante et à la veille
des moissons, c’est-à-dire à une période où les esprits sont
particulièrement échauffés. Ces courants de peur sont soit en
relation avec la situation politique de la France (complot
aristocratique), soit avec la situation économique et la crainte des
errants. Les paniques sont colportées souvent par des personnes sans
mandat : des gens venus prévenir des amis ou des parents, des
voyageurs, des fugitifs… Des paniques originelles ont ensuite
découlé les « paniques de l’annonce » au cours desquelles le tocsin
sonne, les préparatifs de défense se mettent en place. Enfin, les «
paniques-relais » favorisent la propagation de la Grande
Peur et renouvellent, au passage, sa puissance. Ces relais sont les
conséquences des paniques de l’annonce : des paysans sont pris pour des
brigands, des milices urbaines pour des troupes
étrangères… Enfin, dans un sixième chapitre, Georges Lefebvre étudie
les grands courants de la Grande Peur en France.
Le chapitre sept, intitulé « Les peurs ultérieures », rappelle que
ces mouvements ont perduré tant que la Révolution était en péril. Au
chapitre suivant, Lefebvre s’intéresse aux conséquences de
la Grande Peur. Il en identifie deux majeures : d’une part, la
naissance d’un sentiment d’unité et de fierté nationales pour achever la
défaite de l’aristocratie ; d’autre part, la précipitation
de la ruine du régime seigneurial.
En conclusion, l’auteur rappelle que la Grande Peur a bien préparé
la nuit du 4 août au cours de laquelle furent abolis les privilèges.
L’ouvrage de référence sur la Grande Peur
Publié en 1932, ce livre n’a pourtant pas vieilli car ses
conclusions n’ont pas été remises en cause depuis. C’est donc l’ouvrage
de référence sur la Grande Peur.
L’originalité du livre réside dans l’étude de la psychologie
collective. Ce sont les représentations qui importent. Le complot, dans
la réalité, n’existait pas. Mais ce qui importe, c’est que les
contemporains, eux, y aient cru. Et cette idée de complot est
cruciale dans la Grande Peur. La Grande Peur de Lefebvre s’inscrit dans l’étude des mentalités avec d’autres livres
d’histoire très célèbres, comme Les rois thaumaturges de Marc Bloch [1] et Martin Luther de Lucien Febvre.
LEFEBVRE, Georges, La Grande Peur de 1789, suivi de Les foules révolutionnaires, Paris, Armand Colin, 1988, présentation de Jacques Revel.